Extrait des "Pas de l'ombre" (Le temps qu'il fait, 2009)

 

1

Il est déjà tard lorsqu’il se retrouve dans la rue, un peu étourdi par le whisky et les petits cigares. Il a descendu les cinq étages d’une traite, son pas amorti par le tapis rouge et noir qui cascade au long des marches de bois ciré, dans le silence cossu, mystérieux de l’immeuble. Puis le claquement derrière lui de la lourde porte, en même temps que l’air doux, plein d’hirondelles, du soir de juin, le rendent au réel. Les platanes de la place Monge frémissent légèrement sur le ciel encore clair. Il n’y a plus personne autour de la fontaine. Il traverse la rue et se retourne vers l’immeuble. Aux fenêtres du troisième étage, les volets fermés, comme taies sur des yeux aveugles. Plus haut, dans le pan d’ardoises, un battant est ouvert : sans doute débarrasse-t-on la table basse, et dès demain, derrière la barre d’appui ouvragée, de nouveau la main écrivant. Il traverse la place et commence à remonter la rue Monge.

Les terrasses de la Contrescarpe grouillent de la foule des vendredis soir. Il ne s’attarde pas et se dirige vers le Panthéon. Depuis quelques mois qu’ils ont exhumé tous ces vieux papiers de famille dans la maison de Corrèze, les temps se mêlent. Des personnages le hantent, qui dans les longs étés de l’enfance ont veillé sur son sommeil avec un sourire léger d’outre-tombe. Mais une autre ombre à présent, plus proche et plus chaude, le précède. Il ne peut plus s’arrêter sur ce chemin dont il ne sait encore où il le mène. En passant devant la statue de Rousseau, il pense au vertige d’André Breton à sa fenêtre de l’Hôtel des Grands Hommes. Le ciel se déchire et le dôme bascule lentement dans la lumière du soir. Il n’y a plus rien à attendre que cette descente au long du boulevard, ses pas dans d’autres pas, entraîné dans une glissade lente comme un rêve.

Lorsqu’il débouche sur le quai, il est comme toujours saisi par la brusque ouverture de l’espace, comme un départ en mer. Il perçoit à peine la circulation, traverse et va s’accouder au parapet du pont. Le ciel est immense au-dessus du fleuve. Un bateau-mouche passe, plein de saluts dérisoires auxquels il ne répond pas. Il ferme les yeux et respire l’effluve des eaux historiques. Adolescent, quand il visitait Paris, ces lieux étaient toujours hantés par les lentes charrettes de la Terreur. Il rêvait aux jeunes idéalistes tragiques portant fièrement leurs têtes sur de hautes cravates. La mort était alors sans pesanteur et l’Histoire l’exaltait comme une promesse. Il rouvre les yeux : l’eau coule depuis toujours, profonde et muette. Il reprend bientôt sa marche, au long des boîtes fermées des bouquinistes, puis remonte, toujours suivant l’ombre, vers les hauteurs de Sainte-Geneviève.

2

On le voit sur les photos, dans ses vingt ans, front haut, menton volontaire, lèvres sensuelles, regard intelligent derrière les petites lunettes rondes. Il arpenta le quartier des écoles au long des années trente. Il venait de la province, presque de la campagne, et d’abord s’habitua mal à Paris, son fleuve de pierre, ses arbres trop rares, ses petits messieurs poussés dans les grands lycées du Ve arrondissement. Il y était né pourtant, non loin de là, mais n’aimait pas s’en souvenir. Et même les quelques séjours qu’il avait faits enfant dans la capitale avec ses grands-parents n’avaient pu le raccorder à ces premiers mois de vie que la guerre avait tranchés. Il avait été remarqué au lycée par un jeune professeur de philosophie qui emmenait le jeudi quelques internes hors de la ville, pour de longues promenades si animées qu’ils en oubliaient l’heure et rentraient souvent trop tard pour le dîner. C’était lui qui l’avait poussé vers l’aventure parisienne. Il eut au début la nostalgie des collines aux épaisses châtaigneraies parmi lesquelles il avait grandi. Sur la pente de cette fausse montagne depuis si longtemps déboisée et murée, les eaux vives qui couraient le matin au long des trottoirs lui rappelaient parfois d’autres ruisseaux. Il habita d’abord chez son parrain, un oncle du Cantal qui exerçait le métier de représentant, au cinquième étage d’un bel immeuble du XIIe arrondissement donnant sur un square orné d’un kiosque à musique. Le souvenir de ses parents disparus resserrait autour de lui la sollicitude familiale. La cuisine de la marraine ressemblait à celle qu’il avait si souvent goûtée dans le petit hôtel-restaurant de campagne où il avait passé des vacances heureuses avec ses cousins. Ce cocon de bourgeoisie demeurée provinciale lui fut au début un réconfort. Mais il ne tarda pas à étouffer dans ce milieu aux vues étroites, entre ces deux êtres sans enfant qui l’aimaient et ne le comprenaient pas, alors qu’autour de lui se déployait un monde nouveau.

Pour un jeune homme fraîchement débarqué dans la capitale, ayant grandi dans des vallées étroites, celle du village d’enfance, puis celle de la préfecture grise, l’horizon s’était brusquement élargi. Il eut pour maîtres Alain, Nabert, Lavelle, dont on voyait les livres à la vitrine des libraires, ce qui leur conférait, en même temps que le prestige de la pensée, une forme d’irréalité. Il s’accrochait à l’étude, soucieux de ne pas décevoir ceux qui, là-bas, pensaient à lui avec la fierté inquiète des familles demeurées au port. Parfois la force lui manquait, mais l’image d’une vieille femme agenouillée sur un prie-dieu lui redonnait courage, et il se replongeait dans les livres, les dictionnaires, les notes de cours étalés sous la lampe. La tête dans les mains, il progressait dans le roncier des savoirs avec la ténacité qui lui venait de ses ancêtres, issus de vieilles terres qu’il avait fallu de siècle en siècle arracher aux griffes d’une nature sans aménité. Par la fenêtre ouverte sur la nuit de juin, la rumeur de la ville lui parvenait, pleine d’un mystère confus, et son cœur se gonflait comme une voilure qu’il lui fallait réduire durement pour qu’elle ne l’emporte pas trop loin des pages grises, car le cœur toujours en lui le disputait à l’esprit. Très tard enfin il se couchait et abandonnait son corps aux rêves.

Les passants se font plus rares dans les rues étroites. Il s’oriente sans trop savoir, remontant d’instinct vers les sources. Il s’attarde un moment devant la vitrine d’un magasin de livres anciens dont on distingue mal l’intérieur déjà obscur, où dort l’infini des pages. Il reconnaît, défraîchies par le temps et l’usage, les couvertures blanches à fin liseré rouge de la Nouvelle Revue Française, les brochures à prix modique du « Livre moderne illustré » ou du « Livre de demain », ornées de bois gravés aux clairs-obscurs anguleux. Un exemplaire de La Condition humaine est exposé sur un présentoir, surmonté d’un bristol : Édition originale. 300 €. Il se souvient de ses quêtes d’adolescent dans la bibliothèque familiale, de ces livres portant en diagonale sur la page de garde le même nom inscrit à l’encre noire, le lieu et la date soulignés d’une torsade, comme la trace même de la jeunesse de son père. Il imagine la petite bibliothèque d'étudiant composée mois après mois, l’étagère se remplissant, débordant sur une autre, puis une autre encore, mur de papier construit de haut en bas, édifiant peu à peu autour de lui une demeure habitable.

Il aimait la poésie et peut-être lisait à haute voix, le soir dans sa chambre, « Le Balcon », « Le Bateau ivre » ou « Le tombeau d’Edgar Poe », tandis que dans le salon bourgeois le parrain et la marraine suspendaient un instant la lecture du journal et l’ouvrage de tapisserie, ne saisissant à travers la cloison que des bribes de vers qui les laissaient perplexes et vaguement scandalisés. Il les entraîna un soir au théâtre de l’Athénée pour une représentation de La guerre de Troie n’aura pas lieu, d’où ils sortirent assommés d’ennui et furieux de la diction asthmatique de Louis Jouvet, tandis qu’il tentait en vain, au long des couloirs mal éclairés du métro, de leur expliquer cette prose étrange et précieuse qui leur était comme une langue inconnue. Il attendait avec impatience les romans nouveaux de ces années qui déjà tombaient vers la guerre et le savaient, puisant dans ce pressentiment même la force d’ouvrir à coups d’épaule des brèches dans les murs. Mais dans les moments de mélancolie, sa lecture le reconduisait déjà au temps perdu de l’enfance et, plus loin encore, d’une époque qui avait été celle du court bonheur de ses parents, dont la pensée gisait en lui, toujours chaude et douloureuse sous une épaisseur de cendre.

Il suivit avec une passion anxieuse l’actualité politique, achetant les journaux, lisant encore d’autres livres, discutant à l’infini dans l’atmosphère enfumée des cafés, avec l’espoir de comprendre ce monde qui commençait à tourner sur lui-même comme un navire démâté. Les journées de février 1934 furent sa véritable initiation. Il manifesta pour défendre la République contre les Ligues factieuses, adhéra aux comités contre le fascisme et la guerre, se rendit à des meetings où il voyait de loin à la tribune ces écrivains dont il avait lu tous les livres lever le poing, soulevés par leurs propres discours, tandis que dans des pays voisins d’autres foules galvanisées par d’autres discours se préparaient au combat comme à une fête barbare. Jamais le village de son enfance ne lui avait paru aussi lointain, entre ses collines que seules les saisons changeaient, où l’attendaient deux êtres chers mais trop âgés pour comprendre ce qui lui sautait ainsi au visage, et il tirait de cet éloignement même le sentiment qu’il était devenu un homme, sans bien savoir encore à quoi ce brusque accroissement de son être le destinait. Il voulait croire au pouvoir des mots libres, quand déjà ils n’avaient pas plus de poids que ces feuilles que le vent disperse dans les châtaigneraies de l’hiver.

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