Extrait de "Les réalités premières" (La Guêpine, 2023)

 

Je m’aperçois que de toutes ces journées passées à suivre Louis et Jeannot dans leurs travaux, ou à partager leurs repas, je ne possède aucune photographie, pour la simple raison qu’aucune ne fut prise. Pourtant, mon enfance est abondamment illustrée, mes parents ayant eu à cœur de garder mémoire des moments de notre vie quotidienne comme de nos voyages ou séjours au bord de la mer. J’en conclus que le temps que je passais à Croisy échappait entièrement à leur regard, pourtant vigilant, ce qui signifie d’abord qu’ils avaient toute confiance à la fois en moi et en ceux auxquels ils déléguaient tacitement la responsabilité de veiller sur moi, mais aussi que, tout en la respectant comme non dénuée de valeur formatrice, ils considéraient ma passion agricole comme sortant du cadre habituel et prescrit, m’appartenant en propre et n’ayant pas à être consignée dans les archives familiales. Quant à ceux qui m’accueillaient, il va de soi qu’ils ne possédaient pas d’appareil photo, et que l’idée même d’en acquérir un leur était étrangère. Car, outre que le temps leur manquait pour une telle fantaisie, qu’auraient-ils photographié sinon un quotidien qu’ils se figuraient à la fois banal et immuable, donc à quoi bon en garder trace ?

Les seules photos que je possède d’eux, je les ai prises quelques années plus tard – mais c’était encore proche, quand j’y pense du point de vue d’aujourd’hui. J’étais étudiant et je venais d’acheter mon premier appareil photo, un reflex Minolta, ce devait être en 1976. J’ai pris Louis et Yvonne côte à côte devant la porte de leur maison, de face, cadrés en buste. Je n’avais pas eu de peine à les convaincre de me laisser capturer leur image, ce que j’ai toujours considéré comme une preuve de confiance, compte tenu de la grande pudeur paysanne. Ils se détachent sur un pan de crépi gris foncé et un encadrement de porte peint en blanc – la pierre nue aurait été signe de pauvreté. On aperçoit aussi un morceau de porte vitrée, sans doute moins ancienne que le reste de la maison, et qui avait pour fonction de faire entrer dans la grande salle commune un peu plus de jour que par l’étroite fenêtre.

Louis est vêtu d’une chemise vert sombre à motifs vaguement écossais, au col entrouvert sur un maillot de corps noir, qui laisse dégagé le cou puissant bien que ridé. Le haut des bretelles bleues est visible sur la chemise. Sous le crâne presque chauve que la casquette, quittée pour un instant, a protégé du soleil, le visage hâlé et buriné, à la petite moustache grise, la pipe plantée de côté dans la bouche, laisse voir par les seuls yeux pétillants sous les sourcils broussailleux toute l’intelligence et la malice du vieux paysan à qui on ne la fait pas.

Yvonne, elle, porte la robe-blouse que j’ai dite, uniforme de la paysanne corrézienne et au-delà, achetée aux éventaires des foires, ici bleu sombre relevée de motifs bleu ciel, un peu échancrée. Sa peau, plus claire que celle de son mari, renvoie la lumière. Presque de même taille que lui, elle se tient très droite, et même un peu cambrée, ne cédant rien. D’assez beaux cheveux blancs tirés en arrière dégagent un visage aux traits fermes et réguliers, sur lequel on devine le piquant de quelques poils. Le regard clair brave l’objectif sans faiblesse, empreint d’une douceur impérieuse.

J’avais bien sûr offert ensuite un tirage de la photo à Louis et Yvonne, et ils m’en remercièrent sans faire de commentaires. Cependant, l’image qu’elle renvoyait d’eux ne dut pas leur déplaire, car je remarquai quelque temps plus tard qu’elle avait été placée dans un cadre sur le buffet.

La photographie que j’ai prise de Jeannot à la même époque est bien différente et convient à ce qu’il était avant tout : un homme passionné par son métier et toujours en action. C’est pourquoi cette photo n’est pas un portrait, mais un instantané de travail paysan. Je l’ai saisi sur son tracteur, de face, en bas de la ferme. À l’arrière-plan, le hangar à bois sur lequel l’éverite et la tôle ondulée ont remplacé la lauze. C’est l’été, et le matin, d’après l’orientation du soleil. Le tracteur orange, de ce modèle léger courant à l’époque (marque Renault, je crois), dépourvu de cabine, est équipé de la barre de coupe dressée à droite, ce qui signifie que les foins – ou les regains – ne sont pas terminés. Une charrette est attelée, vide pour l’instant, que Jeannot doit être en train de manœuvrer, car sa main droite semble actionner le levier de vitesse – mais elle est cachée par le capot –, la gauche étant posée sur le volant. Il est un peu penché en avant, le débardeur bleu marine dégage ses épaules et ses bras musclés et bronzés (le fils ne se protège plus du soleil comme faisait son père, toujours en manches longues même l’été). Ses yeux sont dans l’ombre, sous les cheveux coupés court et le grand front barré d’une ride soucieuse, mais l’on devine un large sourire, celui d’un homme heureux sans doute d’être ainsi immortalisé dans son travail.

Ces deux photos sont les seuls souvenirs matériels, et pour cela infiniment précieux, que je garde de ces gens à la fois ordinaires et exceptionnels, parce que derniers représentants d’une paysannerie déjà condamnée à cette époque. […]