Extrait de "Le destin d'un poète" (Le temps qu'il fait, 2025)

J’essaie de me représenter celui qui écrit en ce début des années cinquante, dans la petite préfecture de la Creuse où il a débarqué en 1948 avec ma mère, jeune couple de professeurs aux Écoles normales d’instituteurs et d’institutrices (comme on disait alors), lui de philosophie, elle d’anglais. Ils se sont mariés à Paris deux ans avant. Elle a douze ans de moins que lui. Leurs familles sont du même village de Corrèze, mais tous deux ont vécu à Paris, elle dès l’enfance, lui comme étudiant. Il est le petit-fils du notaire, élevé par ses grands-parents après avoir perdu son père tué en 1918 au Mont Kemmel, sa mère emportée six ans plus tard par la tuberculose. Elle est la fille d’un représentant en postes de radio et d’une institutrice, directrice d’école, a grandi dans des appartements de fonction de la banlieue parisienne (Sucy-en-Brie, Brunoy, Saint-Cloud). Il se connaissent de vue depuis longtemps, mais quand il était jeune homme, avant la guerre, elle était encore une fillette. Quand il est rentré de captivité en 1945, il ne l’a pas reconnue. Longtemps après, il se souviendra avoir demandé à son grand-père, voyant passer une jolie jeune fille brune : « Qui est-ce ? », et qu’il lui avait répondu : « C’est la petite-fille de la mère Laporte. » Elle avait passé chez sa grand-mère, qui avait tenu à Paris un petit hôtel, rue Beauregard (IIe arr.), avant de se retirer à la campagne, une partie de l’Occupation, loin des restrictions alimentaires et des alertes aériennes qui étaient l’ordinaire des Parisiens. Quant à lui, sans doute était-il auréolé aux yeux de la jeune fille du triple prestige du petit-fils du notaire, de l’intellectuel et du prisonnier de guerre.

Mais les amours de nos parents sont un secret bien gardé. Retrouvons-les donc à Guéret, dans cet après-guerre où la pénurie de logements les a conduits d’abord à l’hôtel, puis par un coup de chance dans cet appartement dont j’ai parlé, et que je connaîtrai quelques années plus tard. Très vite ils ont un enfant, une petite fille, née en 1949. Je les vois sur une photographie en noir et blanc, poussant son landau en haut de la Grand-Rue, souriants, lui en chapeau, elle en foulard. J’imagine que, pour qui a connu la guerre et la captivité, cette paisible vie provinciale doit avoir quelque chose d’un paradis. Ils aiment les promenades dans la campagne creusoise, somptueuse au printemps et à l’automne, l’hiver d’une beauté austère. Il lui fait découvrir l’existentialisme, les romans de la NRF ; bientôt ils liront ensemble les jeunes rebelles du Nouveau Roman. Mais la mémoire de la guerre est encore proche, la page n’est pas tournée. J’ai retrouvé dans sa bibliothèque deux classiques de la littérature des prisonniers : Les Grandes Vacances (1940-1945), de Francis Ambrière (prix Goncourt 1940, décerné rétroactivement en 1946) et Le Caporal épinglé, de Jacques Perret (publié en 1947). Les deux livres lui ont été offerts par ma mère, qui y a inscrit son prénom et la date : juin 1947 et 16 mars 1950 (le second est un cadeau d’anniversaire).

C’est alors sans doute que lui revient le goût d’écrire. Le service militaire, la guerre, la captivité ont brisé son élan de jeunesse. Sept ans de vie collective imposée, dans des conditions matérielles précaires, dont cinq ans de travail en usine, ne favorisent pas la solitude, l’introspection nécessaires à l’écriture. La réadaptation à la vie civile n’a pas dû être facile. Les années perdues, entre vingt-quatre et trente et un ans, sont celles où se décident bien des choses dans une vie, pour les sentiments comme pour le métier. Mais il a réussi à se rétablir, à reprendre la barre de sa vie. Il a fait un mariage d’amour, a passé le certificat d’aptitude au professorat, a eu un enfant. Ils ont obtenu ce poste double inespéré à Guéret, le département voisin de la Corrèze, où ses grands-parents, épuisés par les deuils et les épreuves, ont besoin de son soutien.

Pourtant quelque chose manque, que ne comblent ni l’amour, ni la paternité, ni la lecture. Sans doute, dans d’autres conditions, aurait-il passé l’agrégation, comme l’y a encouragé après la guerre son ancien professeur de khâgne au lycée Henri IV, le philosophe Jean Nabert, devenu inspecteur général. Peut-être aurait-il préparé une thèse, car il avait l’intelligence et le goût des idées. Mais déjà, il a dû être difficile pour lui de se remettre aux études après des années de jachère intellectuelle, de subir des épreuves académiques après celles d’une tout autre nature qu’il a traversées. Il doit se dire que le moment est passé, qu’il est temps à présent de vivre. La vie tranquille de la petite préfecture lui convient parfaitement, il n’a pas besoin de beaucoup de ressources extérieures pour être heureux : un foyer chaleureux, un métier qui lui laisse des loisirs, la nature alentour, les livres qu’il achète aux Presses du Massif central, place Bonnyaud, lui suffisent. Il a toujours été doué pour la vie intérieure. Pourtant, quelque chose manque.

La poésie, qu’il avait pratiquée avec ardeur avant la guerre, s’est un peu éloignée de lui, mais non le désir d’écrire. Cependant, l’urgence a changé : non plus exprimer ce qui est au plus profond de lui, indépendamment des circonstances de la vie, mais exprimer la vie elle-même, dans son désordre. Tenter de mettre un peu d’ordre dans ce qu’il a vécu, ce chaos absurde. Il se souvient alors d’un roman qu’il avait commencé à écrire avant la guerre, un roman inabouti dont il a laissé les notes dans la maison de Corrèze quand il est parti au service militaire. Tout cela lui semble très loin. Mais il se dit qu’il récupèrera ses notes à la prochaine visite qu’il fera à ses grands-parents. Que peut-être il pourra reprendre ce roman et cette fois le mener à son terme. Cette idée l’excite singulièrement.