Extrait de "Un passant incertain" (Le temps qu'il fait, 2017)

 

Quand je poussai la porte, le libraire somnolait près d’un ventilateur posé sur son bureau et répondit à peine à mon salut. Il n’y avait pas d’autre client. De l’extérieur déjà la boutique ne payait pas de mine, avec sa vitrine poussiéreuse où finissaient de se décolorer, à côté de quelques ouvrages de théologie et de médecine reliés en veau, des livres de poche aux couvertures démodées et des bandes dessinées des années soixante. L’intérieur était exigu et les étagères ne suffisaient pas à contenir tous les livres, revues et boîtes de cartes postales qui débordaient un peu partout sur des chaises et des tabourets. Mais j’avais l’habitude de ces lieux encombrés et me glissai facilement jusqu’au rayon de littérature. Les auteurs s’y côtoyaient sans nul souci de l’alphabet, ce qui ne me gêna pas car je ne cherchais aucun titre en particulier. Bien au contraire, je me sentais disposé au hasard, par cette trop chaude après-midi qui rendait vain tout effort de maîtrise et pouvait porter aussi bien à l’inertie sans remède qu’aux décisions imprévisibles.

Je ne trouvai en parcourant les rayons que des rééditions tardives d’œuvres connues, non ces premiers tirages que je recherche de préférence comme le témoignage émouvant de leur venue au monde. Pour le reste, il s’agissait surtout d’auteurs depuis longtemps déclassés, dont je m’étais souvent demandé qui pouvait encore acheter leurs livres, présents en abondance dans ces boutiques où viennent se déverser les greniers poussiéreux ou les trop vieilles bibliothèques. Et pourtant, sans préméditer mon geste, je me vis extraire un livre de l’alignement monotone, le tenir dans mes mains avec perplexité. C’était un assez gros roman. Sa couverture jaune avait pâli, son papier s’était piqué, ses coins écornés, sa tranche mal découpée et salie lui donnaient un aspect à la fois triste et banal. J’enregistrai mécaniquement le nom de l’auteur et le titre – Paul MONESTIER, Le passant incertain – qui n’éveillèrent en moi aucun écho. La quatrième de couverture présentait un extrait du catalogue de l’éditeur où figuraient, parmi nombre d’inconnus, quelques auteurs célèbres. Par habitude, je cherchai l’achevé d’imprimer : le quinze avril mil neuf cent trente cinq.

C’était donc bien l’un de ces romans oubliés que l’on trouve par centaines sur les rayonnages des librairies d’occasion. Il n’était même pas de ceux qui suscitent dans les profondeurs de la mémoire un léger frémissement, le souvenir d’un souvenir peut-être. Il s’était tout entier abîmé dans le temps. Mais c’était un roman, il faisait partie de la famille, à la manière de ces lointains ancêtres dont les contemporains ont négligé d’inscrire le nom dans les albums de photographies et qui semblent attendre qu’on les délivre de l’oubli, mais nul ne peut plus rien pour eux. Il ne me vint même pas à l’esprit de lire les premières phrases comme je le fais d’ordinaire. J’avais déjà décidé, contre toute raison, d’acheter ce roman dont un quart d’heure plus tôt j’ignorais l’existence.

Je me dirigeai vers le bureau du libraire et le lui tendis. Il ne manifesta aucun étonnement, trop heureux sans doute de s’en débarrasser, et d’ailleurs habitué aux lubies de ses clients. Il encaissa les quelques euros qui, sans que je puisse deviner sur quel étrange chemin je m’engageais, me rendaient possesseur du Passant incertain.