Extrait de "Les brisées" (Le temps qu'il fait, 2013)

 

À la fin ils roulent vers la forêt proche de la ville, vaste hêtraie couvrant un massif aux fortes pentes. La voiture s’enfonce lentement dans les solitudes. Le temps est sombre et il faut allumer les phares sous la voûte végétale. Il cherche à droite une entrée de chemin où la famille allait en promenade, scrutant la muraille de feuilles mais en vain. Les coupes successives ont dû changer la configuration de la forêt. Et sans doute aussi sa mémoire le trahit. Ils continuent à monter mais il est certain à présent d’avoir dépassé le chemin. Il fait demi-tour et en redescendant il le reconnaît cette fois, partant de biais à flanc de montagne. Il gare la voiture et ils sortent dans l’odeur profonde de la hêtraie. On n’entend que le chuintement du vent dans les plus hautes branches.

Le chemin se glisse tout droit entre les fougères tendres et les fleurs de juin. Ils marchent sans parler. Le sol est souple au pied et l’on pourrait aller ainsi longtemps. Mais il cherche quelque chose à gauche au milieu des grands arbres qui dévalent. La forêt, il s’en souvient, était semée d’énormes rochers de granit comme jetés là par des géants, ou tombés du ciel dans des temps d’avant les hommes, restés plantés à mi-pente. Il en distingue quelques uns qui lui semblent de taille mesquine. Sans doute il n’a plus ses yeux d’enfant. Mais soudain il l’aperçoit bien au-dessus du chemin, à travers le rideau des troncs, vaste table posée sur de gros rochers irréguliers, ménageant en-dessous une cavité obscure. Déjà il a commencé à escalader la pente raide à travers les buissons. Elle l’attend sur le chemin, patiente. Ses pieds enfoncent dans l’humus. Il s’accroche aux branches et aux racines, le regard tendu vers les énormes pierres grises et usées qui le dominent à présent de toute leur hauteur. Au-dessus les arbres continuent à grimper vertigineusement jusqu’à une mince bande de ciel.

Il atteint enfin la petite grotte au sol de terre sèche, à la tiédeur étouffée, où subsistent les traces d’un foyer éteint. Il se retourne alors et l’aperçoit tout en bas à travers les arbres, petite au milieu du chemin. Il lui fait signe. Tout autour la forêt épaissit ses souffles et ses mystères. Il a contourné les rochers pour accéder à la grande pierre horizontale. De là il ne voit plus le chemin. Il sent sous ses pieds la roche inébranlable. Lui reviennent des émotions lointaines, quand le bruit des voix familières s’était tu, comme aspiré par le grand silence remuant de la forêt, et qu’il se trouvait là seul, inquiet et ravi. Le vent balance lentement les cimes des grands arbres. Un oiseau se pose sur une bruyère, le regarde furtivement puis s’élance et disparaît. La branche tremble encore un peu puis c’est comme si l’oiseau n’avait jamais été là. Il reste un moment ainsi, dans un temps immobile qui a bu même le souvenir.