Extrait de "L'hiver en Arcadie" (Le temps qu'il fait, 2011)

 

Il partit avant l’éveil des oiseaux. Laissant derrière lui sa vie, il n’envisageait rien. La page s’ouvrait devant. Il y traça les premiers mots comme on fait sonner ses pas sur le chemin encore dans les voiles de la nuit. En bas, il prit à droite.
Il marcha deux heures le long du talus d’herbe mouillée. Peu à peu le jour se levait, gris. Il avait plu pendant la nuit et des nuages lourds bouchaient le ciel, effaçaient la crête des collines. La petite route départementale déroulait sous ses pieds un ruban sombre à travers les prés verts.


Plus volontiers que vers l’horizon indistinct, son regard se portait sur les menus incidents du bord de route, là où l’asphalte se joint mal à la terre : graviers goudronneux, brins d’herbes jaunis, boues ocres, parfois quelques résidus de flaques. C’était le fil du voyage, infime mais tenace, qu’il ne fallait pas lâcher. L’épais talus d’herbes coupantes courait au long.

Relevant la tête, il vit approcher un village. Son abord de jardins d’hiver lui parut de bon augure : terre en sommeil, outils remisés, grillages vacillants. Puis les rues désertes, les fenêtres sans lumière. Sur la place, une fontaine versait le bruit de l’eau dans le silence creux. Il traversa le village d’un bout à l’autre sans rencontrer âme qui vive et ne le regretta pas.

Il pensa à tous les romans qui commençaient ainsi, sur une route. Il avait eu le goût de ces départs dans le matin des pages. Très vite, les rencontres se levaient sous les pas du héros comme oiseaux des buissons. Mais il n’aspirait à aucune aventure et n’était pas un héros. Il ne voulait qu’être seul, espérait bien ne faire nulle rencontre. Un désert lui aurait convenu.

À la sortie du village, pourtant, il croisa un enfant qui le regarda avec méfiance. Il passa sans lui sourire. Il sentit que l’enfant se retournait pour le voir s’éloigner. Mais le village était déjà tombé dans le passé. La route amorçait une montée. Le ciel était toujours bas. Une goutte s’écrasa sur son front. Il y porta la main, puis la main à sa bouche : la pluie avait un goût de fer.

Il n’avait médité aucun trajet, aucun but. Il était parti pour partir, se levant tôt, s’habillant calmement, jetant un regard sans émotion sur le décor déjà étranger. Il avait fermé la porte à clé et jeté la clé dans l’herbe. Il vivait là seul. Il n’avait rien ni personne à regretter. Il emportait assez d’argent pour quelques semaines. Il n’était pas certain d’avoir à vivre davantage. Tout dépendrait du nombre de pages qui s’écriraient, du dégel des mots et de la pente qu’ils prendraient. L’essentiel était cet élan qui l’avait fait partir sans retour possible.

La pluie s’était mise à tomber doucement. Il releva le col de son manteau. Le paysage se noyait dans la brume à mesure que la route s’élevait. Il entra dans les châtaigniers et l’odeur du sous-bois l’entoura. Son pas sonnait dans le bruit léger des gouttes tombant sur l’épaisseur de feuilles mortes. Il pensa à la musique, puis la musique se tut et il n’entendit plus que son pas. Il se disait que tout était bien ainsi : la route, les arbres, la pluie, et derrière lui cette porte fermée. Il ignorait ce que serait l’heure prochaine et cette ignorance était son habit de voyage.

Le moteur d’une voiture qui abordait la côte en contrebas vint troubler le silence. Il hésita à entrer dans le bois, comme s’il lui fallait se garder de quelque danger, se contenta finalement de serrer le bord de la route. La voiture montait lentement et par le bruit du moteur il suivait sa progression, de virage en virage. Il se retourna et aperçut les phares au fond de la brume. Il s’arrêta pour laisser passer.

La voiture approchait sans hâte comme une bête lourde sortie de rien et le bruit du moteur couvrait à présent celui de la pluie. Quand elle passa près de lui, il jeta un coup d’œil à l’intérieur et aperçut un homme qui conduisait, une femme à ses côtés. L’homme devait avoir à peu près son âge, la femme était plus jeune. Elle le regarda au passage, mais comme si elle ne le voyait pas. Il eut le temps de remarquer de grands yeux noirs. Il se remit en marche après avoir vu les feux s’enfoncer dans la brume. C’est alors qu’ils rougirent brusquement comme des braises, en même temps que le bruit du moteur baissait d’un coup : la voiture s’était arrêtée à une centaine de mètres au milieu de la route.

Il ne ralentit ni ne pressa le pas, laissant se réduire progressivement la distance qui le séparait de la voiture immobilisée. Il commençait à entendre le bruit de la pluie sur la tôle. C’était une voiture de modèle récent et d’aspect confortable. Lorsqu’il arriva à la hauteur de la portière de la passagère, la vitre s’abaissa silencieusement comme un voile. Il croisa les yeux noirs qui semblaient toujours le traverser pour se perdre dans les branches nues des châtaigniers. Il se dit qu’elle était belle mais ne s’attarda pas à cette pensée. Le conducteur s’était penché et lui demandait s’il souhaitait être mené quelque part. Il hésita, car il aurait préféré continuer à marcher seul sous la pluie. Cependant, une pointe d’ironie dans le regard de l’homme le persuada, et il dit que le prochain village conviendrait. On fit un geste vers la portière arrière. Il entra dans la voiture et avec lui l’odeur de la pluie et de la brume dans la chaleur parfumée. La voiture démarra pendant qu’il s’efforçait de ne pas inonder la banquette de son manteau trempé.

L’homme conduisait sans hâte, ralentissant à l’approche des virages, accélérant modérément dans les rares lignes droites. Ni la femme ni lui n’avaient prononcé une seule parole depuis que la voiture avait redémarré. La route avait fini par atteindre un plateau légèrement vallonné. La brume s’était dissipée, mais la pluie n’avait pas cessé. Peu soucieux lui-même d’amorcer une conversation, il se tourna vers le paysage : des prés cernés de haies, des bois épars, quelques fermes à toits de schistes tassées sous un ciel gris noir. Il se dit que cette pluie qui noyait tout était exactement ce dont il avait besoin. La marche l’avait un peu fatigué et il n’était pas désagréable d’être assis à l’arrière de cette voiture, à l’abri de la pluie, avec ces gens serviables mais discrets qui semblaient avoir oublié sa présence.

On entra dans un village et l’homme arrêta la voiture sur la place de l’église. La femme se retourna et lui demanda d’une voix grave s’il désirait descendre ici. Sans attendre sa réponse, elle lui proposa de venir jusqu’à leur maison non loin du village, pour se sécher et prendre une boisson chaude. Le temps était de plus en plus noir et le village semblait désert. Il accepta.

La voiture roulait à présent sur un étroit chemin de terre à travers les prés. Des vaches immobiles courbaient l’échine sous la pluie. Des gouttes perlaient au long des clôtures électriques. Des ornières profondes et remplies d’eau obligeaient parfois le conducteur à presque s’arrêter. La voiture tanguait alors comme une barque, puis repartait. Il vit enfin approcher de grands arbres nus d’où émergeait le toit d’une demeure qui semblait importante. C’était en effet une sorte de gentilhommière, mais proche encore de la ferme malgré sa tourelle et son crépi blanc, comme il s’en rencontre en ce pays.

Passée la grille d’entrée, une allée de terre conduisait à une cour où l’homme arrêta la voiture. Le silence se fit, martelé par les grosses gouttes qui tombaient des branches. Alors la femme ouvrit la portière et l’on sortit dans le vent mouillé. L’homme se dirigea vers la porte aux montants de granit et tira une grosse clé de sa poche. La porte s’ouvrit en grinçant un peu et ils entrèrent dans la pénombre de la maison qui sentait la cendre et l’humidité.

La femme alluma quelques lampes dans plusieurs coins d’une vaste pièce encombrée de vieux meubles, de livres et de tableaux. Une fenêtre donnait sur un jardin qui semblait se prolonger assez loin entre les arbres, derrière le rideau mouvant de la pluie. L’homme prit son manteau trempé et l’invita d’un geste à s’asseoir dans l’un des gros fauteuils de cuir usés, devant une cheminée de pierre. Puis il entreprit d’y rassembler quelques morceaux de bois sur des pages de journal chiffonnées qu’il enflamma d’une allumette. Le feu déploya ses ailes. Une boisson chaude fut proposée, mais l’on préféra finalement du whisky, sorti d’un placard encastré dans le mur. L’homme s’assit à son tour et la femme vint les rejoindre. Tous regardèrent un moment les flammes en silence. Puis l’homme se tourna vers lui et lui demanda dans un demi-sourire, s’excusant par avance de son indiscrétion, ce qu’il faisait sur la route par un temps pareil.